mercredi 25 mars 2015

Elvire, la grand-mère



 Adèle détestait Elvire, cette grand-mère qui, cependant, la fascinait, qui s’entourait de tarots et de cartes où des êtres mi-hommes mi-bêtes chevauchaient les étoiles, bandaient des arcs redoutables, dessinaient un dédale de flèches aux noms de constellations incroyables et qui lui demandait d’une voix terrible :
-         Pruneau ! du café !
  Un animal, une espèce de chien, suivait Elvire en haletant. Il avait la couleur de ses cheveux et il pissait voluptueusement au pied des lits tout en crachant un asthme de vieillard. Elvire lui disait :
-         Eh, toi !
  Il ne la lâchait pas, il n’avait pas de nom et se roulait de puanteurs et de râles quand elle lui grattait le ventre, le soir, en mâchonnant une pipe que son amant, son tigre d’opéra, ou son rat de navire, allez savoir, lui avait appris à fumer.
-         Il faut aimer les bêtes, Pruneau.
-         Ta saleté de chien !
  Elle fendait les yeux en tirant une bouffée et disait d’une voix rauque, à peine audible :
-         Quand on ne commande pas aux bêtes, on ne sait pas aimer les hommes.
  Elles mangeaient les pourpiers, les épinards sauvages et les chardons qu’Elvire allait couper.

 Sauge, aigremoine, mélilot…Noneta no’m faces plorar.

  Elvire exigea même qu’Adèle proposât au marché des bottes de pariétaire qu’elles s’efforçaient de cueillir le long des murs du cimetière, ceux que les chiens n’approchaient pas. Sur les chemins, Elvire flairait la nigelle et le coquelicot, récoltait les capsules pour recueillir les graines qu’elle pétrirait avec le pain.

 Sauge, aigremoine, mélilot…

 Adèle ne disait rien, elle ne posait aucune question pour retenir des noms qu’Elvire de toute façon ne savait pas, elle apprenait seulement à trouver la roquette pour la mêler aux tendres feuilles de sisymbre et à garder pour elles les rares feuilles des nombrils de Vénus qui ne poussaient qu’au creux des pierres humides, en contrebas d’une belle maison qui confisquait toutes les sources de la région. Elvire connaissait les plantains qui curent des vipères et les bourraches des bronchitiques, tandis qu’Adèle enfilait en colliers leurs fleurs bleues trouées de langues noires.

 On dit que la grand-mère, celle de l’avant d’avant, a couché dans son lit avec un long serpent. 

 On la soupçonna même de voler des nénuphars dans les bassins publics pour calmer des ardeurs que l’âge n’avait su adoucir et qu’elle accompagnait de tangos éraillés qui glissaient vertigineusement vers les collines, jusqu’à la solitude des dernières pierres. Là, des filaments de nuages défilaient en silence, il n’y avait rien à ramasser, il suffisait de regarder.
-         Quand je mourrai Pruneau, tu garderas mon châle et ma cuiller, et tu feras tourner Carlos Gardel. Ne laisse rien à ces curés, et pas une messe. Juste un oeillet, et à côté de ta mère. Je préfère pourrir sans leur bénédiction.

Muriel Daumal. Adèle les chemins. 1983

mercredi 4 février 2015

combien de mots faudra-t-il taire ?



Marquis de Santillane.  2015, les mules sont muettes.

dimanche 16 mars 2014

noué

Avons marché dans le lit de la rivière pour voir ce que les crues ont charrié. Aux branches des saules et des osiers, les eaux tissent des liens échevelés.
 Sur les ridules des limons et des sables, traces de loutres et de sangliers, quelque marbre déposé, venu de sommets enneigés.
                                                             (chanvre, mélèze)

dimanche 26 janvier 2014

les quinze (4)

Poursuite de l'oeuvre dispersée.
Jeu de piste ou jeu de l'oie sur l'échiquier des vies et des saisons.








Sans doute d’avoir tant marché, les mules sont fatiguées. Longue fut la traversée. Mers, sables et marigots, où il fit faim, où il fit soif.
 Du message qu’elles portaient soigneusement enroulé dans les phylactères, il ne reste que des lambeaux dont voici encore les vestiges. Les derniers.
 Et les Quinze ? direz-vous. Dispersés, après qu’un coup de dé les eut rassemblés, ils ignorent tout les uns des autres, et l’auteur, ce traître, cet imposteur, ne dira rien du projet qui lui fit jeter le cornet sur son tapis de jeu. Aux oubliettes désormais, l’auteur. A moins qu’il ne retourne à la case départ, aussi usées que soient ses mules. Il est long le chemin qui mènera au jardin.

                                                                                                   Muriel Daumal

mardi 5 novembre 2013

les quinze, 3



Les Quinze. 3

 Les mules du courrier ont encore du retard. Elles ont laissé passer le dernier solstice et l’équinoxe et n’ont rien apporté. Tout a bien décliné à l’horizon et les jours s’assombrissent.
 De quinze qu’ils étaient, ils ne sont plus que douze dans la cordée : le hasard les avait désignés, le silence semble les disperser.
 Au lieu dit d’une des cartes, la main qui a jeté les dés -ou peut-être tiré les cartes-, cette main sismographe au bout de laquelle tremble une aiguille, a plongé sous les sables. Elle en a remonté des lambeaux. Oui, il y eut « quelque chose »… De ces lambeaux, on ne sait retrouver ni l’envers ni l’endroit : dans quelle langue écrit-on en ce lieu ?
 « On ne comprend rien », « où est-ce que ça mène tout ça ? »
Mais faut-il que « ça mène » pour tracer quelque chose ?

vendredi 10 mai 2013

robe de soi(e)





Robe de soi(e).

Tu la voulais ta robe de soie, robe de bure, trempée à l’encre des saisons, à la sueur des chemins. Et la voici qui papillonne, déchirée il se peut, mais encore frémissante. « Dans l’ourlet, il y a une pierre de jade », avait dit l’autre moi, la chance, c’était ce qu’elle avait dit, la chance, comme un caillou dans la chaussure. Elle est tombée dans le champ d’anémones, écrasée sous le pied d’un chasseur.

 Tu les voulais tes ailes couleur du temps. Les voici qui s’écaillent et bientôt ne poudroieront plus que de poussière, à peine soulevées par le vent.

 Je la voulais ma robe de moi, dans son jus, sa splendeur, et je la porte au-delà de ma voie.



Muriel Daumal. Avril 2013



dimanche 28 avril 2013

cartes de désorientation





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Les Quinze (2). Après l’équinoxe.

 Les mules du courrier ont du retard. Elles ont dû traverser le grand marigot. Les grenouilles font un tel vacarme à présent que Macario a bien du mal à les écrabouiller, il a de quoi soliloquer.
Au solstice d’hiver, de Quinze qu’ils étaient, peut-être ne sont-ils plus que treize. Comment savoir ? Certains avouèrent qu’ils n’avaient rien compris, d’autres ne répondirent pas. L’une se hasarda à appeler pour dire qu’en tout cas le quinzième -le traître- n’était pas chez eux. Un autre jura que Daumal était passé par là.
 Qu’importe ? Enfoncés jusqu’aux genoux dans la fange du marigot, ils errent, tournés vers Port aux Singes, ce nord magnétique où les poches sont si bourrées de money money que toutes les aiguilles s’affolent.
Pour leurs chemins de traverse, une carte confiée aux mules de la Poste, du moins un fragment de ce qui fut ou pourrait être un territoire, et pour leurs déchirures, des fils cousus à petits points.
 Voyageur insensé, l’un des Quinze veille et tire les cartes. Ne laissons pas la place aux diseuses de bonne aventure, aux faiseurs de miracles. Cherchons encore.

Muriel Daumal 

Sur nos déchirures cousons à petits points.L'envers valait l'endroit.

Support ivoire 21x14.5, étoffes et fils de soie teints par fermentation végétale, chemise de nuit de coton piétinée et maculée de taches indélébiles, sachets de thé, cartes IGN repeintes.