mardi 14 avril 2015

Ernestine



-         Elle est folle cette enfant ! Elle embrasse la terre !

  C’est ainsi que Blanche parla d’Ernestine, sa fille, lorsqu’elles arrivèrent dans la maison de la côte. De la maison, Ana ne se souvient pas. Elle ne se rappelle que le jardin. Infesté de capucines et d’arums comme plus jamais elle ne devait en voir, il cachait sous un figuier une petite construction où elles allaient répondre, un peu craintives, aux nécessités de la nature, un cabinet. De là, on entendait la mer, celle qui ourle, violette, le pays interdit.

« Elle embrasse la terre ».

 De cet originaire baiser, Ernestine garde le souvenir tandis que les années déjà la confinent du lit au fauteuil de rotin et du fauteuil à la table, grande, trop grande, où la gouge de l’artiste incrusta la nacre dans l’ébène et dessina des guirlandes qui n’auraient jamais le parfum des lys du jardin.

  Ernestine n’aimait pas l’école. Elle embrassa la terre. Elle fut curieuse des bruissements d’élytres et des pontes multiples sur le revers des feuilles. Elle écouta la patience des bêtes qui vinrent loger sur les bâtons qu’elle enfonçait dans la terre nue et dont, toujours, jaillissaient des demeures, calices, cupules et ombelles que la rumeur du monde faisait frémir. Chats, chiens, oiseaux venaient dans cette jungle entretenue pour y trouver refuge et nourriture, amour et liberté.

  Pour lire ce monde-là, Ernestine qui se croyait aveugle n’avait guère besoin de lunettes. Rien ne l’aurait empêchée d’entendre sur les cosses et au cœur des drupes la machinerie perpétuelle des mutations, l’invisible labeur des chenilles au fond des labyrinthes de soie que des « arianes » perverses, ses nièces en visite, s’amusaient à défaire tout en poussant de petits cris scandalisés. Plus tard, dans son laboratoire, penchée sur le binoculaire, elle épluchait sans cesse des caroubes et préparait des niches pour les larves. Pendant que les insectes forniquaient dans la tiédeur des alvéoles et qu’Ernestine comptait sans cesse les mâles et les femelles, elle ne voyait pas que de grands bipèdes aussi se reproduisaient et que le temps passait, et qu’il était si tard. Ernestine ne mit au monde que des milliers de teignes. Elle les éleva et puis un jour il fut trop tard. Ana était juste "son enfant d'espoir".

-         Parle, Ernestine, parle je t’en conjure.

  Ernestine se tient hors du fracas, et pourtant certaines nuits, elle graisse le cuir de godillots sans âge et se dirige vers les ravins pour reprendre les couteaux qui tombent de la poche de braconniers d’une espèce ensauvagée, de ceux qui glissent vers les douars aux heures du sommeil. C’est son désert à elle. Elle jette les couteaux au fond des puits, et sur chaque rocher, elle laisse une timbale d’eau, jusqu’aux terres arables, vers la Mitidja, où elle écrit, en lettres démodées, sur des ardoises : Terre et Liberté.


La Paix d'Izri. 2002

lundi 30 mars 2015

Henriette, la mère



 Henriette, sa mère, avait dû être modiste, du moins à ce qu’on disait, ou couturière, ce souvenir était plus sûr. A l’opéra, elle cousait quelquefois l’ourlet d’un figurant, retaillait les corsages et piquait des œillets aux boutonnières des galants. Elle vivait comme dans un univers de foire, parmi les bimbeloteries du magasin des accessoires, rien ne la prédisposait à l’opéra mais il lui arrivait de remplacer une des nymphettes quand elles disparaissaient au bras d’un vieux monsieur.
 Adèle se souvenait précisément de ces nuits-là et elle imaginait qu’Henriette brûlait les planches. Elle la voyait comme sur cette photo un peu crémeuse, pas même sépia, qu’elle avait obtenue on ne sait comment, la seule qu’elle eût jamais de sa mère et qu’elle garda longtemps après la mort d’Henriette, cachée dans une poche de son tablier bleu.
  Henriette dansait dans le sérail. Ce n’était pas la plus belle, ni même la plus gracieuse mais pour une brève figuration elle faisait l’affaire. Elle portait sur les hanches une jupe de tulle mou qu’elle aurait voulu pâle, deux coques brodées de strass emprisonnaient ses seins et un bandeau d’argent lui enserrait les tempes, étirant davantage des yeux qu’elle avait en amande. Elle allait les pieds nus, il faisait froid, elle suait sous les feux de la rampe.
 Adèle, ces nuits-là, la regardait partir avec ses lèvres rouges et ses yeux noirs de khôl, puis elle s’asseyait seule, entre les robes et les vertugadins du magasin des accessoires. Il y avait des jupons à cerceaux, des corselets brodés, des voiles, des capes et des manteaux, et tout était étiqueté, aligné sur des cintres. Cela sentait la poudre et la sueur, une âcre odeur d’apprêt lustré de crasse, le remugle douceâtre des lieux trop renfermés.

 Elle s’endormait et le parfum de sa mère la réveillait, il était temps d’aller se coucher.

Muriel Daumal, Adèle, les chemins.

mercredi 25 mars 2015

Elvire, la grand-mère



 Adèle détestait Elvire, cette grand-mère qui, cependant, la fascinait, qui s’entourait de tarots et de cartes où des êtres mi-hommes mi-bêtes chevauchaient les étoiles, bandaient des arcs redoutables, dessinaient un dédale de flèches aux noms de constellations incroyables et qui lui demandait d’une voix terrible :
-         Pruneau ! du café !
  Un animal, une espèce de chien, suivait Elvire en haletant. Il avait la couleur de ses cheveux et il pissait voluptueusement au pied des lits tout en crachant un asthme de vieillard. Elvire lui disait :
-         Eh, toi !
  Il ne la lâchait pas, il n’avait pas de nom et se roulait de puanteurs et de râles quand elle lui grattait le ventre, le soir, en mâchonnant une pipe que son amant, son tigre d’opéra, ou son rat de navire, allez savoir, lui avait appris à fumer.
-         Il faut aimer les bêtes, Pruneau.
-         Ta saleté de chien !
  Elle fendait les yeux en tirant une bouffée et disait d’une voix rauque, à peine audible :
-         Quand on ne commande pas aux bêtes, on ne sait pas aimer les hommes.
  Elles mangeaient les pourpiers, les épinards sauvages et les chardons qu’Elvire allait couper.

 Sauge, aigremoine, mélilot…Noneta no’m faces plorar.

  Elvire exigea même qu’Adèle proposât au marché des bottes de pariétaire qu’elles s’efforçaient de cueillir le long des murs du cimetière, ceux que les chiens n’approchaient pas. Sur les chemins, Elvire flairait la nigelle et le coquelicot, récoltait les capsules pour recueillir les graines qu’elle pétrirait avec le pain.

 Sauge, aigremoine, mélilot…

 Adèle ne disait rien, elle ne posait aucune question pour retenir des noms qu’Elvire de toute façon ne savait pas, elle apprenait seulement à trouver la roquette pour la mêler aux tendres feuilles de sisymbre et à garder pour elles les rares feuilles des nombrils de Vénus qui ne poussaient qu’au creux des pierres humides, en contrebas d’une belle maison qui confisquait toutes les sources de la région. Elvire connaissait les plantains qui curent des vipères et les bourraches des bronchitiques, tandis qu’Adèle enfilait en colliers leurs fleurs bleues trouées de langues noires.

 On dit que la grand-mère, celle de l’avant d’avant, a couché dans son lit avec un long serpent. 

 On la soupçonna même de voler des nénuphars dans les bassins publics pour calmer des ardeurs que l’âge n’avait su adoucir et qu’elle accompagnait de tangos éraillés qui glissaient vertigineusement vers les collines, jusqu’à la solitude des dernières pierres. Là, des filaments de nuages défilaient en silence, il n’y avait rien à ramasser, il suffisait de regarder.
-         Quand je mourrai Pruneau, tu garderas mon châle et ma cuiller, et tu feras tourner Carlos Gardel. Ne laisse rien à ces curés, et pas une messe. Juste un oeillet, et à côté de ta mère. Je préfère pourrir sans leur bénédiction.

Muriel Daumal. Adèle les chemins. 1983

mercredi 4 février 2015

combien de mots faudra-t-il taire ?



Marquis de Santillane.  2015, les mules sont muettes.