Henriette, sa mère, avait dû être modiste, du moins à
ce qu’on disait, ou couturière, ce souvenir était plus sûr. A l’opéra, elle
cousait quelquefois l’ourlet d’un figurant, retaillait les corsages et piquait
des œillets aux boutonnières des galants. Elle vivait comme dans un univers de
foire, parmi les bimbeloteries du magasin des accessoires, rien ne la prédisposait
à l’opéra mais il lui arrivait de remplacer une des nymphettes quand elles
disparaissaient au bras d’un vieux monsieur.
Adèle se
souvenait précisément de ces nuits-là et elle imaginait qu’Henriette brûlait
les planches. Elle la voyait comme sur cette photo un peu crémeuse, pas même
sépia, qu’elle avait obtenue on ne sait comment, la seule qu’elle eût jamais de
sa mère et qu’elle garda longtemps après la mort d’Henriette, cachée dans une
poche de son tablier bleu.
Henriette
dansait dans le sérail. Ce n’était pas la plus belle, ni même la plus gracieuse
mais pour une brève figuration elle faisait l’affaire. Elle portait sur les
hanches une jupe de tulle mou qu’elle aurait voulu pâle, deux coques brodées de
strass emprisonnaient ses seins et un bandeau d’argent lui enserrait les tempes,
étirant davantage des yeux qu’elle avait en amande. Elle allait les pieds nus,
il faisait froid, elle suait sous les feux de la rampe.
Adèle, ces
nuits-là, la regardait partir avec ses lèvres rouges et ses yeux noirs de khôl,
puis elle s’asseyait seule, entre les robes et les vertugadins du magasin des
accessoires. Il y avait des jupons à cerceaux, des corselets brodés, des
voiles, des capes et des manteaux, et tout était étiqueté, aligné sur des
cintres. Cela sentait la poudre et la sueur, une âcre odeur d’apprêt lustré de
crasse, le remugle douceâtre des lieux trop renfermés.
Elle
s’endormait et le parfum de sa mère la réveillait, il était temps d’aller se
coucher.
Muriel Daumal, Adèle, les chemins.