mardi 13 mai 2008

chemins de traverse.


La première fois que je suis allée seule en Espagne, je suis passée par un col qu’alors nul n’empruntait et dont la route, à peine carrossable, se trouvait souvent encombrée de neige, lorsqu’elle n’était pas coupée. Cette route, depuis, je l’ai maintes fois reprise, elle a à peine changé. Il faut remonter des heures le long d’un torrent vif, ménager le moteur et franchir en première les lacets, traverser des chaos clairsemés d’alpages parfois troués de gouffres, puis atteindre le col, d’où, enfin, on peut voir la vallée. A quelques mètres, et juste avant le col, c’est là que se blottit le cayolar. C’est ainsi que les bergers appellent la baraque où ils passent l’été en compagnie de chiens, de porcs en liberté, et des brebis au poil long et souple qui s’installent en travers de la route et vous empêchent d’avancer. Vers l’endroit où la pente accuse quelque mollesse, dans une butte qui semble se confondre avec les courbes du terrain, une porte fermée par une chaîne cadenassée garde les étagères de bois où s’affinent les meules. Parfois, on passait là dans le brouillard, sans même voir le cayolar : les chiens n’aboyaient pas, ou faiblement, il semblait que personne n’eût pu choisir de vivre aux confins d’un pays qui brutalement disparaissait. Il était vain, aussi, de chercher à définir la langue dans laquelle les bergers se parlaient.

La première fois, la bise semblait charrier la glace des aiguilles. Elle soufflait en contournant les pentes et perçait les habits que je portais. J’avais tricoté, dans la laine rêche de suif que j’avais achetée plus bas, un autre hiver, auprès de filatures qui allaient fermer, des pulls qui sembleraient démodés. Seules mes chaussures lacées, couvertes de poils ras, me protégeaient du froid, et sur la tête, je portais, enfoncé jusqu’aux yeux, un bonnet rouge, crocheté, avec une fleur sur le côté. Au passage du col, une barrière et une guérite signalaient la frontière. Dans ce sens-là, ni les douaniers ni les Gardes Civils n’avaient coutume de se montrer. Je suppose qu’ils restaient à fumer, en attendant la relève, derrière leurs vitres couvertes de buée. Il n’y eut donc que la police française pour demander mes papiers, j’en profitai pour faire passer en fraude une foule de fantômes, sans même songer que ces êtres éreintés eussent peut-être préféré l’exil et les grisâtres couvertures dont ils s’enveloppaient. Depuis quelques années, ces fantômes me poursuivaient.
Carnets.

Aucun commentaire: