lundi 30 mars 2015

Henriette, la mère



 Henriette, sa mère, avait dû être modiste, du moins à ce qu’on disait, ou couturière, ce souvenir était plus sûr. A l’opéra, elle cousait quelquefois l’ourlet d’un figurant, retaillait les corsages et piquait des œillets aux boutonnières des galants. Elle vivait comme dans un univers de foire, parmi les bimbeloteries du magasin des accessoires, rien ne la prédisposait à l’opéra mais il lui arrivait de remplacer une des nymphettes quand elles disparaissaient au bras d’un vieux monsieur.
 Adèle se souvenait précisément de ces nuits-là et elle imaginait qu’Henriette brûlait les planches. Elle la voyait comme sur cette photo un peu crémeuse, pas même sépia, qu’elle avait obtenue on ne sait comment, la seule qu’elle eût jamais de sa mère et qu’elle garda longtemps après la mort d’Henriette, cachée dans une poche de son tablier bleu.
  Henriette dansait dans le sérail. Ce n’était pas la plus belle, ni même la plus gracieuse mais pour une brève figuration elle faisait l’affaire. Elle portait sur les hanches une jupe de tulle mou qu’elle aurait voulu pâle, deux coques brodées de strass emprisonnaient ses seins et un bandeau d’argent lui enserrait les tempes, étirant davantage des yeux qu’elle avait en amande. Elle allait les pieds nus, il faisait froid, elle suait sous les feux de la rampe.
 Adèle, ces nuits-là, la regardait partir avec ses lèvres rouges et ses yeux noirs de khôl, puis elle s’asseyait seule, entre les robes et les vertugadins du magasin des accessoires. Il y avait des jupons à cerceaux, des corselets brodés, des voiles, des capes et des manteaux, et tout était étiqueté, aligné sur des cintres. Cela sentait la poudre et la sueur, une âcre odeur d’apprêt lustré de crasse, le remugle douceâtre des lieux trop renfermés.

 Elle s’endormait et le parfum de sa mère la réveillait, il était temps d’aller se coucher.

Muriel Daumal, Adèle, les chemins.

mercredi 25 mars 2015

Elvire, la grand-mère



 Adèle détestait Elvire, cette grand-mère qui, cependant, la fascinait, qui s’entourait de tarots et de cartes où des êtres mi-hommes mi-bêtes chevauchaient les étoiles, bandaient des arcs redoutables, dessinaient un dédale de flèches aux noms de constellations incroyables et qui lui demandait d’une voix terrible :
-         Pruneau ! du café !
  Un animal, une espèce de chien, suivait Elvire en haletant. Il avait la couleur de ses cheveux et il pissait voluptueusement au pied des lits tout en crachant un asthme de vieillard. Elvire lui disait :
-         Eh, toi !
  Il ne la lâchait pas, il n’avait pas de nom et se roulait de puanteurs et de râles quand elle lui grattait le ventre, le soir, en mâchonnant une pipe que son amant, son tigre d’opéra, ou son rat de navire, allez savoir, lui avait appris à fumer.
-         Il faut aimer les bêtes, Pruneau.
-         Ta saleté de chien !
  Elle fendait les yeux en tirant une bouffée et disait d’une voix rauque, à peine audible :
-         Quand on ne commande pas aux bêtes, on ne sait pas aimer les hommes.
  Elles mangeaient les pourpiers, les épinards sauvages et les chardons qu’Elvire allait couper.

 Sauge, aigremoine, mélilot…Noneta no’m faces plorar.

  Elvire exigea même qu’Adèle proposât au marché des bottes de pariétaire qu’elles s’efforçaient de cueillir le long des murs du cimetière, ceux que les chiens n’approchaient pas. Sur les chemins, Elvire flairait la nigelle et le coquelicot, récoltait les capsules pour recueillir les graines qu’elle pétrirait avec le pain.

 Sauge, aigremoine, mélilot…

 Adèle ne disait rien, elle ne posait aucune question pour retenir des noms qu’Elvire de toute façon ne savait pas, elle apprenait seulement à trouver la roquette pour la mêler aux tendres feuilles de sisymbre et à garder pour elles les rares feuilles des nombrils de Vénus qui ne poussaient qu’au creux des pierres humides, en contrebas d’une belle maison qui confisquait toutes les sources de la région. Elvire connaissait les plantains qui curent des vipères et les bourraches des bronchitiques, tandis qu’Adèle enfilait en colliers leurs fleurs bleues trouées de langues noires.

 On dit que la grand-mère, celle de l’avant d’avant, a couché dans son lit avec un long serpent. 

 On la soupçonna même de voler des nénuphars dans les bassins publics pour calmer des ardeurs que l’âge n’avait su adoucir et qu’elle accompagnait de tangos éraillés qui glissaient vertigineusement vers les collines, jusqu’à la solitude des dernières pierres. Là, des filaments de nuages défilaient en silence, il n’y avait rien à ramasser, il suffisait de regarder.
-         Quand je mourrai Pruneau, tu garderas mon châle et ma cuiller, et tu feras tourner Carlos Gardel. Ne laisse rien à ces curés, et pas une messe. Juste un oeillet, et à côté de ta mère. Je préfère pourrir sans leur bénédiction.

Muriel Daumal. Adèle les chemins. 1983

mercredi 4 février 2015

combien de mots faudra-t-il taire ?



Marquis de Santillane.  2015, les mules sont muettes.

dimanche 16 mars 2014

noué

Avons marché dans le lit de la rivière pour voir ce que les crues ont charrié. Aux branches des saules et des osiers, les eaux tissent des liens échevelés.
 Sur les ridules des limons et des sables, traces de loutres et de sangliers, quelque marbre déposé, venu de sommets enneigés.
                                                             (chanvre, mélèze)

dimanche 26 janvier 2014

les quinze (4)

Poursuite de l'oeuvre dispersée.
Jeu de piste ou jeu de l'oie sur l'échiquier des vies et des saisons.








Sans doute d’avoir tant marché, les mules sont fatiguées. Longue fut la traversée. Mers, sables et marigots, où il fit faim, où il fit soif.
 Du message qu’elles portaient soigneusement enroulé dans les phylactères, il ne reste que des lambeaux dont voici encore les vestiges. Les derniers.
 Et les Quinze ? direz-vous. Dispersés, après qu’un coup de dé les eut rassemblés, ils ignorent tout les uns des autres, et l’auteur, ce traître, cet imposteur, ne dira rien du projet qui lui fit jeter le cornet sur son tapis de jeu. Aux oubliettes désormais, l’auteur. A moins qu’il ne retourne à la case départ, aussi usées que soient ses mules. Il est long le chemin qui mènera au jardin.

                                                                                                   Muriel Daumal

mardi 5 novembre 2013

les quinze, 3



Les Quinze. 3

 Les mules du courrier ont encore du retard. Elles ont laissé passer le dernier solstice et l’équinoxe et n’ont rien apporté. Tout a bien décliné à l’horizon et les jours s’assombrissent.
 De quinze qu’ils étaient, ils ne sont plus que douze dans la cordée : le hasard les avait désignés, le silence semble les disperser.
 Au lieu dit d’une des cartes, la main qui a jeté les dés -ou peut-être tiré les cartes-, cette main sismographe au bout de laquelle tremble une aiguille, a plongé sous les sables. Elle en a remonté des lambeaux. Oui, il y eut « quelque chose »… De ces lambeaux, on ne sait retrouver ni l’envers ni l’endroit : dans quelle langue écrit-on en ce lieu ?
 « On ne comprend rien », « où est-ce que ça mène tout ça ? »
Mais faut-il que « ça mène » pour tracer quelque chose ?

vendredi 10 mai 2013

robe de soi(e)





Robe de soi(e).

Tu la voulais ta robe de soie, robe de bure, trempée à l’encre des saisons, à la sueur des chemins. Et la voici qui papillonne, déchirée il se peut, mais encore frémissante. « Dans l’ourlet, il y a une pierre de jade », avait dit l’autre moi, la chance, c’était ce qu’elle avait dit, la chance, comme un caillou dans la chaussure. Elle est tombée dans le champ d’anémones, écrasée sous le pied d’un chasseur.

 Tu les voulais tes ailes couleur du temps. Les voici qui s’écaillent et bientôt ne poudroieront plus que de poussière, à peine soulevées par le vent.

 Je la voulais ma robe de moi, dans son jus, sa splendeur, et je la porte au-delà de ma voie.



Muriel Daumal. Avril 2013