Adèle détestait Elvire, cette
grand-mère qui, cependant, la fascinait, qui s’entourait de tarots et de cartes
où des êtres mi-hommes mi-bêtes chevauchaient les étoiles, bandaient des arcs
redoutables, dessinaient un dédale de flèches aux noms de constellations
incroyables et qui lui demandait d’une voix terrible :
-
Pruneau !
du café !
Un animal, une espèce de chien, suivait
Elvire en haletant. Il avait la couleur de ses cheveux et il pissait
voluptueusement au pied des lits tout en crachant un asthme de vieillard.
Elvire lui disait :
-
Eh,
toi !
Il ne la lâchait pas, il n’avait pas de nom
et se roulait de puanteurs et de râles quand elle lui grattait le ventre, le
soir, en mâchonnant une pipe que son amant, son tigre d’opéra, ou son rat de navire, allez
savoir, lui avait appris à fumer.
-
Il
faut aimer les bêtes, Pruneau.
-
Ta
saleté de chien !
Elle fendait les yeux en tirant une bouffée
et disait d’une voix rauque, à peine audible :
-
Quand
on ne commande pas aux bêtes, on ne sait pas aimer les hommes.
Elles
mangeaient les pourpiers, les épinards sauvages et les chardons qu’Elvire
allait couper.
Sauge, aigremoine, mélilot…Noneta no’m faces plorar.
Elvire exigea même qu’Adèle proposât au marché
des bottes de pariétaire qu’elles s’efforçaient de cueillir le long des murs du
cimetière, ceux que les chiens n’approchaient pas. Sur les chemins, Elvire
flairait la nigelle et le coquelicot, récoltait les capsules pour recueillir
les graines qu’elle pétrirait avec le pain.
Sauge, aigremoine, mélilot…
Adèle
ne disait rien, elle ne posait aucune question pour retenir des noms qu’Elvire
de toute façon ne savait pas, elle apprenait seulement à trouver la roquette
pour la mêler aux tendres feuilles de sisymbre et à garder pour elles les rares
feuilles des nombrils de Vénus qui ne poussaient qu’au creux des pierres
humides, en contrebas d’une belle maison qui confisquait toutes les sources de
la région. Elvire connaissait les plantains qui curent des vipères et les
bourraches des bronchitiques, tandis qu’Adèle enfilait en colliers leurs fleurs
bleues trouées de langues noires.
On dit que la grand-mère, celle de l’avant
d’avant, a couché dans son lit avec un long serpent.
On la soupçonna même
de voler des nénuphars dans les bassins publics pour calmer des ardeurs que
l’âge n’avait su adoucir et qu’elle accompagnait de tangos éraillés qui
glissaient vertigineusement vers les collines, jusqu’à la solitude des
dernières pierres. Là, des filaments de nuages défilaient en silence, il n’y
avait rien à ramasser, il suffisait de regarder.
-
Quand
je mourrai Pruneau, tu garderas mon châle et ma cuiller, et tu feras tourner
Carlos Gardel. Ne laisse rien à ces curés, et pas une messe. Juste un oeillet,
et à côté de ta mère. Je préfère pourrir sans leur bénédiction.
Muriel Daumal. Adèle les chemins. 1983